Éthiopie : Les forces du Tigré aux portes d'Addis Abeba
- Par rousseau-philippe
- Le 28/11/2021
- Dans Afrique
La guerre a démarré le 4 novembre 2020, suite à la sécession du Tigré au nord de l'Éthiopie; lorsque le premier ministre éthiopien M. Abys Ahmed a envoyé l’armée fédérale pour destituer le 'Front de Libération du Peuple du Tigré' (FLPT). Le 28 novembre 2020, la victoire est proclamée après la prise de la capitale du Tigré : Mekele; tout en assurant que le gouvernement éthiopien a pris toutes les précautions nécessaires pour protéger les civils.
Cependant, de très nombreux Tigréens ont fui par la brousse, laissant tout derrière eux, marchant pendant des jours, dormant sous les arbres, n'ayant pas d'argent et rien à cuisiner. Arrivés au Soudan, les Soudanais les ont soutenus du mieux qu'ils ont pu. 'Médecins Sans Frontière' a fourni les soins médicaux aux camps de réfugiés soudanais, qui ont accueilli plus de 45000 réfugiés tigréens, souffrant d'infections respiratoires, de paludisme, de diarrhée, de tuberculose et de mal nutrition. L'armée éthiopienne a en fait été très violente. En effet après son passage, plus rien ne fonctionnait au Tigré, plus d'électricité, de réseau téléphonique et de banques.
Le FLPT accuse l'Érythrée, pays voisin, de prêter main forte au gouvernement éthiopien; de sorte qu'il a lancé à plusieurs reprises, des roquettes vers la capitale érythréenne, Asmara. Malgré l’accumulation de preuves, et l’insistance des États-Unis et des Nations unies qui demandaient le retrait des troupes érythréennes du Tigré, le gouvernement éthiopien a farouchement nié l’évidence pendant près de cinq mois, dénonçant des 'fake news'. Tout comme l’Éthiopie, l’Érythrée niait toute implication.
Cependant le 23 mars 2021 sous la pression internationale, le Premier Ministre éthiopien a finalement reconnu l’intervention militaire de son voisin en sa faveur et a admis que des exactions avaient été commises. Les soldats érythréens ne sont pas les seuls à en avoir commis, mais ils ont été particulièrement brutaux et portent une lourde responsabilité quant aux massacres, pillages et viols. En effet, des témoignages indiquent que le viol a été utilisé comme arme de guerre. Des médecins affirment que les hôpitaux des villes du Tigré ont traité plus de 500 femmes violées. 'Amnesty International' accuse les soldats érythréens de s’être livrés au massacre de plusieurs centaines de civils dans la ville d’Aksoum, les 28 et 29 novembre 2020; information corroborée par la 'Commission éthiopienne des droits de l'Homme'. Depuis, plusieurs rapports internationaux ont révélé des exactions commises par le Tigré comme par les forces gouvernementales et par des soldats érythréens. Abys Ahmed tente de minimiser l’implication de l’Érythrée en expliquant que ce dernier protège sa frontière; mais il semble qu'en fait, les dirigeants des 2 pays ont effectué un pacte pour démolir le FLPT. En effet, Ahmed fédère une alliance entre l’ethnie amhara et l’Érythrée autour de la destruction du FLPT, l’ennemi commun.
Ce dernier s'est toutefois engagé à poursuivre les combats, tant que les forces fédéralistes seront présentes au Tigré. En optant pour la guérilla, il a repris l’essentiel de son territoire, en s'appropriant une partie importante de l'artillerie éthiopienne et en poursuivant son offensive jusqu'à l'intérieur des provinces voisines de l’Amhara et de l’Afar. Le FLPT est maintenant à 220 km au nord-est d’Addis Abeba et menace de marcher sur la capitale. L'effondrement du FLPT en novembre 2020, avait été aussi rapide qu’inattendu. Huit mois plus tard, sa reconquête éclair, est tout aussi spectaculaire.
La situation humanitaire s’est rapidement détériorée au Tigré, en Amhara et en Afar. Marquée par les atrocités et la famine, la guerre a fait plusieurs milliers de morts et plus de 2 millions de déplacés. Plus de 9 millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire, affirme le 'Programme Alimentaire Mondial' des Nations unies. En Amhara où les combats se déroulent présentement, 3,7 millions de personnes ont désormais un urgent besoin d’aide alimentaire. Le premier ministre éthiopien, M. Ahmed, dirige aujourd'hui lui-même les combats sur le terrain. D'un message envoyé depuis le front, il a promis « d’enterrer l’ennemi ».
La communauté internationale tente d’obtenir un cessez-le-feu. Plusieurs États ont même appelé leurs ressortissants à quitter le pays, le dernier en liste vendredi dernier étant le Canada, qui a demandé à ses citoyens présents sur le sol éthiopien de partir immédiatement.
Les États-Unis face à cette guerre
Ils ont soutenu l’arrivée du Premier ministre Abiy Ahmed le 2 avril 2018 à la tête d’un pays en proie à une crise politique et miné par les conflits ethniques. Le nouveau dirigeant avait entrepris des réformes pour se rapprocher du voisin ennemi érythréen. Une fois signé, l’accord de paix lui a valu en octobre 2019, le prix Nobel de la Paix. Le plus jeune chef de gouvernement du continent africain est devenu alors un symbole courtisé par l’Occident. En mars 2019, Emmanuel Macron loue le dirigeant avec qui il signe un accord de défense, suspendu en août dernier. La Maison Blanche n’avait pas prévu que ce novice en politique, qui semblait promettre l’ouverture et la modernité, se lancerait dans une guerre d’intégration totale jusqu’au-boutiste.
Considéré par Washington comme un important allié dans la lutte internationale contre le terrorisme, du fait de sa proximité avec la Somalie, l’Éthiopie a activement participé aux missions de l'ONU, y fournissant d’importants contingents militaires. Les États-Unis en échange, étaient le plus grand donateur d'aide humanitaire en Éthiopie, par l’intermédiaire des agences onusiennes, pour un montant d'un milliard $ par année.
Depuis la guerre, les tensions ne cessent de s'accroître entre les deux. Le gouvernement éthiopien vient de lancer une campagne à l’encontre des organisations internationales présentes dans le pays, les accusant de collaboration avec l’ennemi intérieur : le Tigré. 72 chauffeurs du Programme alimentaire mondial de l'ONU sont retenus. 16 employés éthiopiens de l'ONU ont été arrêtés et le gouvernement a expulsé 7 responsables des Nations Unies, accusés d’ingérence.
En réponse, Joe Biden a exclu l’Éthiopie de son pacte avec l’Afrique, facilitant l'accès au marché américain (AGOA). Washington a suspendu les avoirs et transactions financières des parties prenantes au conflit et a effectué des restrictions de visas à l’encontre d’officiels éthiopiens et érythréens accusés de n’avoir pris aucune mesure significative pour mettre fin aux hostilités. À l’occasion du premier anniversaire de la guerre, l’ambassadeur américain Jeffrey Feltman, a expliqué qu’il n’est plus possible de continuer le "business as usual" avec le gouvernement éthiopien. "Le partenariat extraordinaire dont nous avons bénéficié n'est pas viable si le conflit militaire s'étend", a-t-il déploré.
Du côté du pouvoir en place, la pression américaine ne fait qu’enflammer les élans patriotiques : "Si l'aide et les prêts nous privent de notre liberté, nous ne sacrifierons pas notre liberté", a déclaré le maire de la capitale. Des propos applaudis par des dizaines de milliers de supporteurs. Le gouvernement éthiopien s’estime donc contraint de réévaluer ses relations avec les États-Unis.
L’Armée de Libération Oromo (OLA)
De plus en plus menacée par l’avancée de la coalition de rebelles tigréens, maintenant alliée à l'Armée de Libération Oromo, le pays dirigé par Abiy Ahmed pourrait voir son destin basculer. Au mois d’août dernier, l’OLA a rejoint le 'Front de Libération du Peuple du Tigré'. Ensemble, ils menacent de marcher sur Addis-Abeba. Sur le plan strictement militaire, les experts conviennent que l’OLA n’est pas en mesure de faire basculer seule le conflit armé. En revanche, son alliance avec le Front de Libération du Peuple du Tigré (FLPT) représente une menace existentielle pour le gouvernement central d’Addis-Abeba. Les deux mouvements armés régionaux aux prises avec les troupes fédérales, ne sont plus qu’à 220 kilomètres de la capitale.
L'Éthiopie
Deuxième pays le plus peuplé d’Afrique derrière le Nigeria, l’Éthiopie compte plus de 116 millions de citoyens. Son tissu social est une mosaïque multi-ethnique et multi-religieuse de communautés délicatement entremêlées depuis presque trois millénaires. Les mariages et les lignées inter-ethniques sont monnaie courante depuis plusieurs générations. Les Tigréens représentent 6 % de la population; les Amhara : un quart; les Oromo : un tiers. Les Éthiopiens ont la particularité de chérir profondément leur patrimoine culturel commun, tout en restant accueillants envers l’étranger, même pendant les périodes les plus sombre de leur histoire.
L’émancipation politique et économique de ce grand pays a inspiré tous les peuples d’Afrique. L’Éthiopie a vaincu le colonialisme fasciste italien en préservant sa souveraineté tout en aidant d’autres États sur le continent à accéder à la leur. Addis Abeba, sa capitale, accueille le siège social de l’Union Africaine.
Son fédéralisme incarné par le dernier « roi des rois », l'empereur Haïlé Sélassié, était rude : Une hyper centralisation autoritaire ; les composantes ethniques éthiopiennes devaient renier leur identité pour s’intégrer au groupe dominant : les Amhara. Après sa chute en 1974, l’élite tigréenne prenant le pouvoir par les armes en 1991 inverse le processus : Une fédération où chaque région dispose d’une très forte autonomie. Lorsque le Premier ministre tigréen Zenawi décède en 2012, le pouvoir s’effondre. Les régions de l’Oromya et Amhara mènent un soulèvement populaire.
Le système éthiopien de gouvernance, le 'fédéralisme ethnique', est sans équivalent dans le monde. Institué par l’ancien Premier ministre Meles Zenawi, du Front Populaire de Libération du Tigré (FPLT), le système est inscrit dans la Constitution éthiopienne depuis 1995, fondé sur le principe de l’autodétermination des régions.
Puis en 2018, avec l’élection d’un jeune dirigeant oromo quasi inconnu jusque-là, Abiy Ahmed, l’Éthiopie entre dans sa transition démocratique et suscite un immense espoir populaire, avec une série de réformes : droits humains, libéralisation de l’économie, privatisation des télécommunications et de d’autres secteurs économiques ravivant l'économie. L'Éthiopie connaît alors une importante relance économique, symbolisée par le Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne commencé en 2013 et qui sera terminé en 2022, entièrement financé par les Éthiopiens et qui devrait produire 6450 MW, ce qui en fait le plus grand projet hydroélectrique d’Afrique. Cependant, en toile de fond, une question existentielle : comment les 80 'nations, nationalités et peuples' du pays devraient-ils s’organiser pour à la fois affirmer leur identité sans entraves et vivre côte à côte pour leur bénéfice mutuel ? 3 ans plus tard, le pays est à genoux. Abiy avait hérité pourtant d’un État plus que centenaire, d’un pays souverain fonctionnel, avec une des meilleures armées d’Afrique, 2 fois vaincues en juin et en octobre, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ses services de sécurité sont omniprésents. L’Éthiopie était le pilier de la stabilité dans la Corne de l'Afrique. Elle y est devenue le foyer majeur d’instabilité.
Pour tourner la page de la guerre au Tigré, le Premier ministre promet la tenue d'élections législatives en juin.
Tentative d’ingérence
Hormis celle de l’Union Africaine (UA), toute intervention directe ou indirecte, risque d’être perçue comme une tentative voilée d’ingérence ou de mise à l’écart d’un gouvernement légalement et démocratiquement élu par 32 millions d’électeurs éthiopiens. Pour sa part, le FPLT a déjà rejeté l’Union africaine, qu’il soupçonne de partialité; bien que l’ancien président nigérian Obasanjo, envoyé spécial de l’UA, a été reçu à Mekele. La voie de sortie de crise n’est pas encore en vue.
Course au désastre
Des dizaines de milliers d’hommes sont décimés sur les champs de bataille. La guérilla de l’Armée de Libération Oromo se répand comme un traînée de poudre. Au Tigré, 5 millions de citoyens sur 6 millions ont besoin d’une aide d’urgence, 400 000 personnes sont au bord de la famine. Le blocus imposé par Addis-Abeba ne laisse passer que 15 % environ des secours nécessaires.
Abiy Ahmed porte une responsabilité écrasante dans cette course au désastre. Sa popularité initiale conjuguée à la vague de démocratisation lui conférait une mission historique : Réunir les 'nations, nationalités et peuples' d'Éthiopie pour qu’ils s’accordent librement sur un futur commun. Au lieu, Abiy Ahmed a exacerbé les divisions. Très vite, il rend les Tigréens responsables de tous les maux du pays, présents et passés. La tension monte avec le FPLT. Finalement, il lance le 4 novembre 2020 une guerre qu'il a voulue, et non subie comme il le proclame. Les troupes fédérales aidées de paramilitaires amharas et surtout de l’armée érythréenne entrent au Tigré pour une opération de rétablissement de l’ordre censée finir en quelques jours. Il a délibérément et violemment ignoré et réprimé les aspirations d’une grande partie des Éthiopiens, dont le FPLT est devenu le champion.
Sa vision est archaïque. Même la force ne réussirait pas à l’imposer. La preuve : la coalition FPLT-ALO se rapproche de plus en plus d’Addis-Abeba, et pourrait sous peu étrangler voire prendre la capitale. La survie du régime ne tient plus qu’à un fil. Abiy Ahmed part sur le front pour prendre la tête de son armée, comme si cela pouvait inverser le rapport de force.
Bientôt hors jeu ?
Olusegun Obasanjo de l’Union Africaine et le secrétaire d'État américain Anthony Blinken sont à la manœuvre diplomatique. Les discussions piétinent. La coalition FPLT-OLA est sûre de sa supériorité militaire, tandis qu’Abiy Ahmed croit en un retournement des armes grâce à une mobilisation générale. Blinken a imputé la principale responsabilité de la poursuite des hostilités à Abiy. Des personnalités à l’intérieur comme hors du régime se concertent pour le mettre hors jeu d’une façon ou d’une autre et lancer ainsi ce fameux 'dialogue national inclusif'. Leur réussite apporterait la seule petite lueur d’espoir.
Le gouvernement fédéral et le FPLT tirent chacun leur légitimité par le fait qu'ils ont gagné leurs élections. Il est vrai que dans les deux cas, ils ont été élus. En dernière heure le premier décembre,
les autorités éthiopiennes ont affirmé mercredi que les forces pro-gouvernementales avaient repris la localité de Shewa Robit, située à environ 220 kilomètres de la capitale Addis Abeba
Sources :
Le Devoir : Situation alimentaire délétère en Éthiopie, Agence France Presse, 27/11/21
Jeune Afrique : Éthiopie : un pôle de stabilité régionale ébranlé ?, Par Arnauld Akodjenou, 27/11/21
Jeune Afrique : Comment Abiy Ahmed a mis l’Éthiopie à terre par René Dufort, 24/11/21
France 24 : Guerre en Éthiopie : "Les États-Unis n’ont plus confiance en Abiy Ahmed", 12/11/21
France 24 : Comment l'Éthiopie a dû se résoudre à admettre l'implication de l'Érythrée au Tigré, 24/03/21
Atalayar (Espagne): MSF fournit des soins médicaux au Soudan aux personnes fuyant les violences dans la région du Tigré, en Éthiopie, 01/12/20
Carte: Visa Actu, La Croix.
site web html blog internet site